Extrait
L'Ombre des Trois Pics - Chapitre 1

Avec une imperturbable patience il préparait ses coutelas, ses tranchoirs et ses tenailles aux mors affûtés, les plongeait dans le sang encore chaud de sa victime, admirait l’éclat couleur rubis que l’onde écarlate procurait puis, sans leur laisser temps de sécher, il les rangeait en ses rouleaux de cuir bruns.
Au dehors les seigneurs ailés rejoignaient les rangs des hordes furieuses de la grève. Les hommes et les bêtes protectrices s’unissaient par le lien de leurs âmes, changeant leurs corps, le faisant à demi humain ou bestial selon leur nature première. Les fils de l’eau les devançaient, levant contre le fruit des gueules de tonnerre et les vents du Chaos des remparts océans. L’écume blanche pourtant tombait en poussière, en une poussière noire qui leur emplissait la gorge et menait dans leurs sangs les poisons silencieux.
Les Érudits se réjouissaient d’ouïr tant d’êtres ici venus les délivrer. Dans le secret langage des bêtes ils entendaient les quêtes à venir, les ruses et les sortilèges d’antique magie. Sur l’épaule du bourreau ils virent le messager gracile, les ailes ocres et brunes de l’espérance. Leurs voix s’éteignaient, la bête ne survivrait au moindre assaut. Il était temps pour eux de faire montre de hardiesse, de refuser cette malemort qu’il leur réservait. Alors Etli, érudit de la ligné des Citadelles, ami des fils des vents et connaisseur des arcanes élémentaires, leur ordonna le plus absolu des silences. Nul ne devait, une clepsydre durant respirer plus fort que la brise.
Des braises des torchères, de leurs fumées il formait les orbes, les modelait par l’action de ses doigts, gravant dans l’invisible azur les runes du sortilège. Il capturait ces souffles de vie, voyait en parfaite clarté chacun des vents le plus minuscule fût-il. Il savait en diriger la course, la faire suivre sa volonté. D’un mot il fit le messager volant un marcheur puis, tendant ses lèvres à peine ouvertes il libérait de sa poitrine les élans de son cœur, faisait insensiblement vibrer ses ailes, sa trompe, ses antennes, lui délivrant message. "Va et libères-nous noble fils des vents." lui disait-il en ce secret langage.
La bête étendit ses ailes, sauta, puis dans le déchaînement des orbes brisés, des vents libérés et de la haine du bourreau, emportait avec lui toutes les pensées de liberté. Etli, modulant sa voix, supportait par ses mots le vol du messager qui filait droit vers cet azur, à travers la tempête des souffles du Chaos. Quelques uns parlaient, d’autres retenaient encore leurs souffles, tentant, autant que faire se pouvait, de ne rien laisser paraître de leur impatience.
Il n’était plus à présent qu’à trois pas d’homme de la sortie, créature si insignifiante et aux couleurs si commune qu’elle semblait invisible sur le bois. Le bourreau un instant sembla la frôler, il lui tourna le dos, affairé au prochain débarquement. Mener une telle troupe n’aller pas être chose aisée.
Plus qu’un pas, il ne manquait qu’un pas. Le seuil était proche, si proche lorsque soudain s’abattit la main de mort. Ils sentirent leurs cœurs cesser de battre, entrevirent l’espace d’un instant les terres sombres du royaume de Crone puis il retira un à un ses doigts et la bête chancelante reprit son vol tandis que se croisaient les regards d’Etli et du tourmenteur.
Nulle peur il ne lut dans les yeux du sage et immortel Érudit. Sa sérénité semblait de marbre et de granit, de ces pierres défiant le temps. Devant la menace des lames, devant les mots et les gesticulations emportées du bourreau il restait impassible. Devant la tranquillité mauvaise il ne s’agitait. Ses yeux d’un blanc laiteux ne voyaient plus depuis des centaines de lunes mais il savait ses desseins. Au crissements du cuir, aux frottement de l’aciérite sur la peau bestiale il comprit que tout était joué. De son empire sur ses pairs il joua, et de toute la force de son esprit tenta de contraindre leurs emportements.
... Le temps d’un battement de cil l’espérance devint nourriture au bois du vaisseau. Dans l’ombre le couteau aiguille avait filé droit sur sa cible, la touchant en plein thorax, l’épinglant comme les cadavres ennemis étaient exposés en place publique lors des exécutions du peuple au sang noir. Les crabes de mer, quittant leurs repaires de bois et de varech, se pressaient, de leurs démarches assurées, mutilateurs affamés. Leurs pinces claquaient en douce mélodie aux oreilles de l’exécuteur. Une à une ils lui arrachèrent qui une patte, un œil, la trompe, les ailes, ne laissant autour de la lame que le thorax rougi et l’abdomen éventré. Le navire à son tour entra en jeu et de l’âme se reput, enserrant dans ses bois le reste du cadavre...