Extrait
L'OMBRE DES TROIS PICS - Chapitre 0

Écume et brume enlacées dansaient un sauvage ballet plein de fureur et de bruit. En ces heures rouges d’avant l’aurore les trois lunes ne jetaient plus sur les eaux déchaînées qu’un faible et pâle badigeon d’argent. Les étoiles une à une s’éteignaient devant le puissant éclat de l’astre d’or. Leurs silhouettes découpées paraissaient nettes aux yeux des scrutateurs. Parées d’ombre et d’écarlate elles étaient telles les lames courbes des bourreaux de la flotte.
Les brumes opaques dissimulaient les récifs et les rocs, dents minérales de titans vaincus dont les corps formaient les reliefs océans. Les trois pics étaient en vue.
Devant eux se dressaient les falaises escarpées aux chemins mortels. Dans le ciel rouge sang volaient les oiseaux de mers, criant, piaillant pour s’attirer les bonnes grâces de l’équipage et s’assurer le festin jeté dans le ventre des eaux. Nul squale ni dragon, nul rorqual ni épaulard ne les venaient escorter. Les rascasses, poissons protecteurs des Navigateurs, par bancs entiers dardaient contre eux leurs épines. Des abysses et des cités anthropis les gardes du peuple des eaux veillaient en silence.
Ni les éclairs ni le tonnerre ne rompaient les mugissements des vents, cornes d’appel maîtresses de l’immensité azuréenne. Griffons noirs, dragons de tempêtes, oiseaux tonnerres saluaient de leurs cris les ires de la nature avant de fondre sur la forêt de mâts qui vers les sombres hauteurs s’élançait. Leurs hurlements étaient un vacarme assourdissant. Leurs assauts faisaient craquer le bois qui aux magies et aux flammes demeuraient insensibles. Les coques ne gardaient de ces violences aucune trace, les troncs majestueux tendaient les vergues qui sans faillir supportaient le poids de ces bêtes.
Pendant ce temps, dans l’ombre des cales, s’affairaient les mages et les bourreaux, tirant des bouches scellées et des mémoires closes les formules et les glyphes des arcanes du vent.
Dans chaque interstice les mages insufflaient vents de mort et de pestilence, dans chaque pouce libre de bois ils gravaient les sceaux qui faisaient leurs navires plus légers que les plumes des fauves ailés. Tout à côté des cercles et des runes s’étendait le feu d’air portant en lui parchemin. Un mot était suffisant aux mages pour enflammer les rouleaux et réduire ainsi en cendres les sortilèges aériens. Par les trous des gueules de tonnerres ils veillaient aux assauts de l’onde, figeaient les vagues les plus assassines en lames de défenses qu’avec eux ils emportaient.
Rats et longues oreilles se pressaient de par les échelles, les cordes et les bois, les soutes et les cales. Courant aux timoniers, aux nids-de-pie et aux vergues ils portaient nouvelles de l’avancement des hauts mages. Le maître cartographe alors baissait les yeux sur ses parchemins, sentait le vent puis décidait du cap. Au creux des lames ils gravaient du feu grégeois la marque du septentrion. Ballotté par les flots il jaillissait parfois hors de l’étreinte de l’écume et s’embrasait avant de disparaître, dévoré par les gueules avides des bêtes vigilantes.
D’un seul élan les cent onze capitaines prirent la barre, vers les terres firent voile. Les souffles de Delfos, dieu des océans, ne furent que caresses aux membrures de leurs navires et les tempêtes une route plus preste vers la gloire et la richesse. Du ventre des navires s’échappaient, par d’astucieuses trappes, les tonneaux percés aux douelles rompues qui, rougissant les ondes, attiraient de par eux tous les ennemis d’hier qui à l’appel du sang ne pouvaient résister.