Extrait
Extrait de la Louve aux Chansons : chapitre II

« Ma chanson est dite Ma langue en est quitte Mes sabots sont d'bois Ma langue n'y est pas. »
Ma Chanson Est Dite

Lorsque Mame Ode entra dans l'auberge, comme à son habitude, elle se dirigea d'un petit pas pressé vers son fauteuil placé à droite de l'immense cheminée en pierre où doraient quelques gigots. Mame Ode était une petite dame nerveuse et âgée, au dos droit comme un piquet, avec une tête couronnée de boucles blanches aplaties par une capuche en toile cirée qui les protégeait de l'humidité nocturne. Elle s'assit sur son fauteuil en bois, cherchant le creux qui s'était formé dans le coussin avec les années, puis posa le sac (pratiquement aussi grand qu'elle et dont elle ne se séparait jamais) sur ses genoux. Elle entreprit alors d'en sortir des pelotes de laine et de les comparer entre elles avec attention. Elle en trouva trois à sa convenance et replaça toutes les autres dans le sac. Deux aiguilles à tricoter furent soudainement dans sa main et, sous le mouvement rapide et précis des doigts, les première mailles d'un nouveau tricot firent leur apparition.

Tous ces gestes avaient été observés sans en avoir l'air par la salle entière, dont les conversations avaient cessé aux premiers « tic tic tic » des aiguilles. Les gens de Nâpilles avaient une tendance à être tous vêtus de façon semblable (on remarquait facilement les voyageurs dans la salle) et à coordonner leurs mouvements jusqu'à poser verres et cuillères sur la table en même temps. Toute la salle se tourna imperceptiblement et simultanément vers la petite dame qui tricotait au coin du feu dont on entendait crépiter les braises. Euphrosine se tenait immobile au coin d'une table. Si l'histoire de ce soir était quelque chose d'ennuyeux comme les mines ou les étangs, elle irait aider André à remplir les pichets de cidre (Modeste faisait bien sa propre bière, qu'il vendait aux touristes dans de jolies tonneaux miniatures décorés, mais le cidre était plus populaire chez les Nâpillois). Comme ça elle serait plus près de la porte et...

— On le dit et le redit cent fois, commença Mame Ode en tirant sur un fil rouge qui s'emmêlait sur lui-même, il ne faut pas avoir le pied sur les chemins des bois au moment où descend le jour et où monte le brouillard.

Euphrosine hocha doucement la tête et recula lentement vers le comptoir, ramassant des pichets presque vides sans faire le moindre bruit. La petite voix de Mame Ode portait dans toute la pièce, parce qu'aucune autre voix ne lui faisait de concurrence. On n'entendait que les petits « toc » du bois sur le bois chaque fois que les cuillères touchaient les assiettes ou la table, le « tic tic tic » des aiguilles à tricoter et le « crip crip » du feu.

— Quand le brouillard monte, voyez-vous, c'est le fait des Demoiselles, qui sont des Esprits des plus tristes et des plus cruels. C'est comme ça qu'un soir, trois frères du pays se perdent sur les chemin et malgré le brouillard, ils persistent à vouloir avancer. Quand ils ne voient pas plus loin que leurs mains, ils s'arrêtent et allument un feu. Mais ils s'impatientent, le brouillard entre sous leurs vestes et entre leurs oreilles, et voilà leurs jambes qui se relèvent et qui repartent comme si elles étaient appelées. Au bout d'une heure, ils sont séparés et errent chacun sur leur chemin. « Je vois une lumière ! » crie le premier. Et le voilà qui part en courant, en courant, et qui trébuche sur le feu qu'ils avaient quitté il y avait une heure. Frappé de désespoir, il tombe à genoux et pleure comme un enfant, tout étourdi du brouillard dans sa tête, tant et si bien que le voilà tout vidé de son eau et qui tombe tout blanc et tout sec sur le sol, où le brouillard l'avale.

Euphrosine sourit malgré elle. Les histoires de fantômes n'étaient pas ses favorites mais elle ne pouvait s'empêcher d'avoir une fascination pour les images que les mots créaient dans sa tête. Elle jeta un coup d'œil en direction de la porte et s'empressa d'aller poser des pichets sur les tables avant de revenir au comptoir.

— « Je vois une lumière ! » crie le deuxième, et le voilà qui court et court et qui s'approche d'un grand arbre qui lui tend les branches
comme une femme tend les bras pour accueillir son mari. Il n'a pas le temps de se réjouir qu'un grand éclair tombe du ciel et notre homme est tout vidé de son eau et il tombe tout blanc et tout sec sur le sol, où le brouillard l'avale. « Je vois une lumière ! » crie le troisième, et le voilà qui part à toute vitesse tant et si bien qu'il tombe dans l'étang la tête la première et que les Demoiselles le saisissent par les bras et l'entraînent au fond, où elles le mordent et le vident de tout son sang, le laissant tout blanc et tout sec. Puis les Demoiselles prennent ces trois corps tout blancs et tout secs et les remettent debout, et leur soufflent dans les poumons un air qui les rend vivants pour quelques heures, et les renvoient à leur village. Les trois frères arrivent à la porte de l'auberge, comme si de rien n'était, mais leurs bras tout secs étant trop faibles et la porte trop lourde, ils frappent trois coups sonores...

Quelqu'un fit jouer la poignée de la porte et l'ouvrit brutalement. Plusieurs cuillères tombèrent sur le sol dans des « clang » désordonnés. Euphrosine en lâcha son pichet et toutes les têtes se tournèrent momentanément vers l'entrée. Un jeune homme faisait entrer des chiens dans la maison le plus vite possible. La vue du dos de son manteau fit bondir le cœur d'Euphrosine dans sa poitrine. C'était Renaud, portant les lapins qu'il venait de chasser en travers de ses larges épaules, par-dessus son manteau de cuir, avec de la boue et des feuilles collées à son pantalon jusqu'aux genoux. A côté de lui se trouvait son cousin Thomas qui semblait content de leur petit effet de surprise. Quel idiot, pensa Euphrosine, il l'a probablement fait exprès ! Elle n'aurait pas accordé un bout de pain rassis et un cruchon d'eau à Thomas même s'il l'avait payée une fortune pour ça.

Mame Ode scruta les deux jeunes hommes. La vieille dame hocha la tête et reprit son tricot en même temps que son récit. Les chiens en avaient profité pour s'éparpiller dans la salle. C'était une brochette de bâtards de tailles variables, ayant tous une part plus ou moins importante de chien de chasse ou de terrier, qui répondaient aux noms colorés de Gros Noir, le Brun, le Rouge, le Jaune, l'Autre Noir et Taches-de-Vin. Ils allaient et venaient entre les tables, à la recherche de nouvelles odeurs sur les pieds des gens et de morceaux de viande tombés des tables. Modeste, sorti de sa cuisine pour écouter Mame Ode, les siffla et ils vinrent sagement se coucher à ses pieds, la langue pendante.

Renaud passa devant Euphrosine sans lui accorder un regard pour aller s'asseoir à une des tables individuelles encore libres de l'autre côté de la salle. Thomas salua Euphrosine, qui l'ignora complètement. Elle s'affaira à remplir un pichet avec du cidre pour Renaud, sans rien renverser, mais ses yeux ne voyaient pas ce que ses mains faisaient et ses bras étaient parcourus de picotements et ses pieds voulaient danser au son d'une flûte invisible, ce qui rendait la tâche difficile.

Euphrosine n'entendit rien de la fin de l'histoire. Elle se rappelait vaguement qu'il fallait jeter trois pierres dans l'eau à un moment donné pour conjurer les esprits, mais rien de tout cela ne lui semblait aussi important que d'aller servir Renaud et de passer le plus de temps possible à l'admirer sans qu'il s'en aperçoive.

Renaud et Thomas étaient cousins, avec moins d'une année de différence, mais il n'y avait pas beaucoup de traits en commun entre les deux. Renaud était grand, des cheveux blonds et droits qui lui tombaient aux épaules, des yeux marrons clair (qui tiraient sur le jaune dans la lumière) ronds et rassurants, le nez long, le front large, la mâchoire carrée et volontaire et l'allure confiante de quelqu'un qui connaît sa force. Thomas était grand mais aussi maigre que Renaud était musclé, avec un visage pointu, des traits fins presque féminins, un nez retroussé, une masse épaisse de cheveux châtains en bataille et des yeux noirs moqueurs dont les coins remontaient et lui donnaient un air d'écureuil nerveux. Un lion et un écureuil, voilà à quoi ressemblait la paire de cousins. Ils avaient la même bouche, néanmoins, une bouche fine aux lèvres pleines. Renaud était un homme de peu de mots, toujours prêt à aider les autres et capable des meilleures actions, tandis que Thomas ne s'arrêtait jamais de parler, surtout pour dire du mal des autres ou se plaindre, et ne s'attirait que des ennuis en cherchant à éviter le moindre travail. La preuve, il ne portait rien du tout alors que Renaud portait tous les lapins.

Du moins, c'était l'opinion qu'en avait Euphrosine. Malheureusement pour elle, les cousins étaient inséparables. Même encore maintenant qu'ils avaient atteint seize ans, ils s'étaient fait embaucher ensemble pour aider dans les champs et avec les bêtes (selon la saison) et étaient apprentis auprès du même menuisier.

Alors qu'elle remplissait un pichet avec précision (assez pour avoir l'air généreuse, mais pas trop pour ne pas en renverser), Euphrosine vit Églantine Poirier s'approcher de la table des garçons. Quelle peste, celle-là ! Elle ne manquait jamais une occasion de se jeter à la tête de Renaud ; elle minaudait d'une façon qu'Euphrosine trouvait absolument ridicule, et gloussait comme une poule au milieu de ses phrases, comme si tout ce qu'elle disait était une fine plaisanterie. Églantine était jolie, bien qu'un peu longiligne pour les goûts du village, avec des cheveux d'un blond pâle (presque gris, presque exactement la couleur du bois de chêne) qui gardaient parfaitement les boucles formées par les tresses. Elle était désorganisée et toujours dépassée dès qu'il fallait travailler vite ; son seul véritable accomplissement était d'avoir toujours appris toutes les histoires de Mame Ode, même les mots les plus longs, et elle en tirait une grande satisfaction morale. Euphrosine aurait été prête à pardonner à Églantine son petit air supérieur si les villageois l'avaient affublée d'un diminutif ridicule, comme « Titine ». Hélas, aucun d'entre eux n'avaient osé l'appeler ainsi passé l'âge de quatre ans, et Euphrosine en avait toujours voulu à Églantine d'avoir le droit, elle, à son nom complet. Et maintenant, elle en avait après Renaud ! Le pichet rempli à ras bord, Euphrosine se précipita vers la table de Renaud d'un pas assuré. Elle s'arrêta net devant Églantine, et le mouvement soudain fit déborder le pichet sur la jupe de la blonde.
— Oh, pardon ! chuchota Euphrosine.
— Rosine ! Fais attention !
— J'écoutais Mame Ode, répliqua Euphrosine sur un ton des plus
innocents. Comment pouvais-je savoir que quelqu'un se tiendrait debout pour discuter pendant son histoire ?
Des têtes se tournèrent vers eux, attirées par le bruit.
— Je suis désolée, Rosine. Tu as raison, c'est de ma faute.
Églantine s'éloigna en épongeant sa jupe avec son tablier.
Euphrosine hésita un instant, incertaine de l'issue de l'échange. Oh, peu importait, à présent qu'elle était près de Renaud.
— Du cidre pour les chasseurs ! chuchota Euphrosine en posant deux chopes sur la table des garçons.
Renaud hocha la tête, les yeux rivés sur la table. Comme il était beau quand il était timide ! songea Euphrosine. Elle remplit les deux chopes posées devant Renaud. C'était un geste délibéré : si elle devait remplir une chope posée devant Thomas, elle était tentée de s'arrêter à la moitié et de partir en prétendant que son pichet était vide.
— Elle dit « les » mais c'est toujours toi qu'elle sert, ricana Thomas. Tu aurais encore des problèmes avec les chiffres, Rosine ? « Les », ça veut dire au moins deux.
— Les avortons comme toi ça ne compte même pas pour un, répliqua Euphrosine, et ça devrait pas boire plus de trois gouttes sinon il faut vous ramasser sur le sol.
Thomas eut l'affront de rire devant l'insulte, Renaud haussa simplement les épaules.
— Je vous apporte la viande, dit Euphrosine en tournant le dos à Thomas.

André avait sorti un gigot du feu et en avait coupé des tranches qu'il avait déposées sur des grandes planches. Euphrosine en prit une et commença la distribution le long des tables, gardant le meilleur morceau de côté. Alors qu'elle posait la viande dans l'assiette de Martial le forgeron (un homme, mal rasé et au corps compact, qui redemandait toujours de tout, plus ou moins discrètement), elle ne put se retenir de vérifier du coin de l'oeil si Renaud regardait dans sa direction. Il était tourné vers Thomas qui lui parlait, sûrement de choses idiotes, comme d'habitude. Euphrosine ne comprenait pas comment Renaud pouvait encore lui accorder de l'attention alors qu'ils avaient passé la journée entière ensemble.

Surtout qu'Euphrosine n'était pas laide, loin de là. Elle avait un visage en forme de cœur, entouré d'une masse épaisse de cheveux couleur noisette qui tirait sur le blond foncé quand elle les rinçait avec du citron. Euphrosine évitait de rester trop longtemps au soleil, qui faisait apparaître une myriade de taches de rousseur sur son front et son nez et des reflets oranges dans ses cheveux. Ses yeux étaient d'un joli bleu clair, son nez court et sa bouche un peu petite mais d'un rose charmant. Sa jupe était propre, son corsage avenant. Euphrosine était persuadée qu'il ne pouvait pas ne pas la remarquer. Il devait simplement faire semblant pour ne pas la mettre mal à l'aise en public, ce qui était tout bonnement adorable de sa part.